LUTTER CONTRE LES MARGES DE COOP & MIGROS : CONTEXTE
Partout dans le monde, le système alimentaire agro-industriel, régi par le profit, précarise et tue une agriculture paysanne digne et qui préserve le vivant. Les formes d’autonomie alimentaire qui préexistaient à la marchandisation du vivant, des ressources et des aliments ont été presque entièrement anéantis en quelques décennies, laissant place à la libéralisation des marchés et une course au rendement immédiat. Les énergies fossiles, les pesticides de synthèse et les engrais chimiques ont remplacé de nombreux savoir-faire et pratiques. Aujourd’hui, l’agriculture moderne est otage de son propre système : elle fait les frais d’une course sans fin à la rentabilité immédiate au travers de la sous-rémunération de la paysannerie et de la disparition de nombreuses fermes, au profit d’exploitations grandissantes.
Pour Grondements des Terres, ce tableau est celui d’un système qui ne fonctionne pas : le système alimentaire agro-industriel globalisé se révèle incapable aussi bien d’alimenter le monde que de rémunérer correctement les agriculteur·rices pour que celleux-ci puissent fournir une alimentation suffisante et satisfaisante accessible à tous·tes. Sans même parler des dégradations écologiques, des rendements énergétiques négatifs ou des perte de qualité nutritive et des inégalités.
Le système de la grande distribution, incarné en Suisse par le duopole formé par Coop et Migros, contribue à véhiculer une image de l’alimentation comme celle d’un poste de dépenses à compresser au maximum, dans le but de dégager du temps et des revenus pour consommer toujours plus de biens inutiles et payer des loyers et des assurances de plus en plus chères. D’après cette logique, le prix de la nourriture ne peut qu’être le plus bas possible. Derrière ce prix, le but de la grande distribution est de distribuer en masse, de vendre à bas prix et ainsi de remplacer les petit·es commerçant·es et transformateur·trices qui ne sont considéré·es que comme des coûteux intermédiaires.
EN SUISSE : LES MARGES OPAQUES DES GÉANTS ORANGE
En Suisse, le duopole Coop-Migros contrôle près de 80% du commerce de détail national. Son profit est basé sur la sous-rémunération des producteur·rices, les importations à bas prix et assuré en large partie par le silence qui règne à propos des prix et des marges prélevées. Sous prétexte de secret commercial et de respect de la concurrence, aucun chiffre n’est jamais communiqué par Coop et Migros concernant leurs marges dégagées sur les denrées agricoles qu’ils revendent.
Depuis 2022, des enquêtes – rendues possibles grâce à des fuites de données – ont révélé l’ampleur de ces marges :
– 30% du prix d’un concombre acheté chez Coop va dans la poche de Coop. En revanche, la marge bénéficiaire pour le producteur n’est que de 1,2 % [Source : FRC].
– Une tomme de vache rapporte 1 fr. au distributeur Migros, ce qui represente une marge de 51,3% [Source : FRC].
– Coop achète quatre yaourts Sojasun Mirtylle au prix de 1,70 frs et les vend à 3,35 frs, ce qui représente une marge gigantesque de 92% [Source : heidi news].
– Le prix total moyen des carottes se dissèque ainsi : 28% coût de production, 72% de marge
Les marges pour les produits Bio sont en moyenne encore plus élevées, si l’on considère que la production est environ 30% plus chère, mais que les produits sont souvent vendus 50% (souvent même plus) plus chers que les produits conventionnels [Source : FRC]. La grande distribution, loin de favoriser une consommation locale et de saison, utilise ces éléments comme arguments de vente, tout en maintenant une opacité totale sur son fonctionnement.
[chiffres de la FRC, de temps présent, de heidi news]
Ces marges ne peuvent être expliquées simplement comme une façon de couvrir les coûts engendrés par les activités de distribution. En effet, il est révélé dans ces enquêtes que Coop et Migros n’assume quasiment aucune charge liée à la production, et que pourtant 70% du prix total d’un aliment revendu leur revient, et 30% seulement revient au producteur [Source : FRC].
Or, Migros et Coop dominent la scène helvétique. Le marché y est très peu segmenté, contrairement à la situation dans les pays voisins, ce qui leur permet de ne pas être en concurrence avec d’autres distributeurs. Leur stratégie marketing véhicule une image très lisse, chacun se targuant d’être proche des consommateurices comme des producteurices via d’innombrables slogans toujours plus mensongers (Migros proche de la nature, proche des familles, proche des producteurs). Cette stratégie « green & social washing », leur a permis de créer une vraie « reconnaissance sociale » en Suisse, qui cache délibérément la réalité de l’enrichissement du duopole au détriment des paysan·nes, des mangeur·euses et de la nature.
« Les positions de Migros et Coop leur permettent de mener les négociations pour fixer les prix et les conditions avec les producteurs. Migros aime à rappeler qu’il est le premier client de l’agriculture suisse. Les producteurs ne trouvent pas de débouchés alternatifs suffisants pour écouler leur marchandise et sont donc obligés de se plier à ces exigences.« [Source: FRC/marges]
Pour couronner le tout, ce système est d’autant plus opaque que l’Office Fédéral de l’Agriculture (OFAG) choisit délibérément de ne pas surveiller les deux géants orange. Par la loi, l’OFAG serait obligé de relever périodiquement les prix des produits agricoles aux différentes échelons commerciaux. Dans la pratique, les seules données accessibles sont les prix à la consommation. Aucune information est fournie sur les coûts de transformation, de transport et de distribution. Et ce n’est que pour certaines filières bien organisées (par exemple les patates ou les œufs) que des chiffres relatifs au prix de production sont mis à disposition par l’OFAG.
COMMENT LES PRIX SONT-ILS FABRIQUÉS ?
Pour mieux comprendre la fabrication des prix, en voici un résumé.
La chaîne de valeur au terme de laquelle est déterminé le prix final d’un produit frais agricole est constituée de quatre grandes étapes : (1) la production, (2) la transformation, (3) la distribution et (4) la consommation. Ainsi :
1. Les coûts de production
Du côté des producteur·rices, les coûts de la production agricole regroupent une multitude de frais différents : infrastructures, achat des graines, semis et plantation, travail du sol, énergies, soins culturaux, récolte, etc. Ils varient fortement en fonction d’un certain nombre de critères :
- les coûts varient d’une culture à l’autre : les économies d’échelle réalisées par le biais d’une spécialisation dans une culture particulière permettent ainsi de diminuer les coûts de production en favorisant l’accès à des prix de gros pour les semences et les engrais, ou l’usage de machines performantes pour un certain type de plantation. À l’inverse, une ferme aux cultures plus diversifiées aura des coûts plus dispersés, et proportionnellement plus importants
- les coûts diffèrent d’une exploitation à une autre : les coûts d’une exploitation bio sont en moyenne 30% plus élevés que ceux d’une exploitation conventionnelle. Cette différence est due notamment au coût plus important des semences, au désherbage manuel – plus gourmand en temps et donc en main-d’œuvre et au prix des engrais naturels bio.
- les coûts varient enfin d’une année à l’autre en fonction de la météo, des assurances ou de l’inflation – notamment l’augmentation du coût de l’énergie.
Ces variations des coûts de production ne sont pas répercutées de façon systématique sur le prix payé aux producteurices par les détaillants qui acquièrent leurs produits. Or toute augmentation des coûts de production non traduite par une augmentation du prix payé aux producteurices fait inexorablement baisser la marge de celleux-ci. Aujourd’hui, le prix de l’énergie augmente, mais si l’agriculteur·rice ne peut vendre son produit plus cher au final, sa marge diminue inexorablement.
2. Les coûts intermédiaires
Les coûts intermédiaires, en particulier ceux relatifs à l’emballage, pèsent de façon non négligeable sur le prix final de certains types de produits. La grande distribution décidant des modalités exactes en fonction desquelles un produit agricole peut être mis en rayon, elle impose des normes de calibrage et d’emballage qui engendrent des coûts non négligeables dans la mesure où elles nécessitent du matériel, des machines et de la main-d’œuvre supplémentaire. Elles sont aussi à l’origine d’un tri des denrées qui résulte en de nombreuses pertes et donc en un gaspillage important. On pourrait penser que la salade batavia, dont l’emballage plastique représente un tiers du prix en grande surface, se conserve mieux lorsqu’elle est ainsi protégée. Cette mesure n’a en réalité aucun impact significatif sur le gaspillage des salades.
3. Les coûts du distributeur
Les coûts restant à la charge du distributeur sont donc essentiellement ceux liés à la mise en rayon et au stockage des produits. Selon des propos rapportés par la FRC, Coop considère que ses coûts se situent « dans les domaines du contrôle de la qualité, de la distribution, de la logistique et de la vente ; pour cette dernière, il s’agit notamment des coûts de personnel et d’infrastructure ». Si ces coûts peuvent varier au fil du temps et qu’ils sont l’objet eux aussi d’une certaine augmentation dans le contexte inflationniste actuel, les risques encourus par ces différentes activités sont bien moindres que ceux assumés par les agriculteur·rices dans leurs propres activités.
Selon des chiffres avancés par la Neue Zürcher Zeitung, une chaîne commerciale bien gérée devrait se satisfaire d’une marge brute globale de 25% de son chiffre d’affaire pour couvrir les frais susmentionnés.
4. Le prix à la consommation
Les prix payés aux producteur·rices par les détaillants fluctuent, mais dans une bien moindre mesure que les prix à la consommation: ceux-ci sont très variables en fonction de la saisonnalité et du contexte politique international.
Ce qui reste est une profonde opacité sur les marges réelles qui ne sont jamais divulguées et difficille à calculer, car il n’existe pratiquement aucune donnée sur les coûts du distributeur et rarement sur les couts de production et les coûts intérmédiaires.
Et pourtant, il est essentiel de s’intéresser à ces marges! Il nous faut une rémuneration juste des agriculteurices. Et même si les Suisses ne consacrent que 6.5% (2020) de leur budget à l’alimentation, la nourriture reste un poste de dépense essentiel pour les plus précaires. L’argent ne devrait pas aller se retrouver dans les poches des grandes entreprises capitalistes qui cherchent à faire des bénéfices, mais chez les agriculteurices rémunérées correctement. Pour que les consomateur·rices puissent acheter des produits sains et abordables d’une agriculture paysanne et non de l’agro-industrie. Ceci est encore plus crucial en période d’inflation, tandis que les prix à la consommation augmentent. De fait, dans le contexte inflationniste actuel, [à vérifier le contexte actuel] la grande distribution répercute la hausse des prix sur sa clientèle afin de conserver ses marges. Et ce malgré un chiffre d’affaire de 34 milliards de francs pour Coop et 30 milliards pour Migros en 2022.
Pour terminer avec un exemple, selon l’enquête de la FRC, les coûts de production d’une carotte s’élèvent à 57 centimes par kilo en conventionnel, contre 80 centimes en bio — soit une différence à la production d’environ 40%. En rayon, la différence de prix peut monter jusqu’à 116% !
De manière plus générale, les coûts de production ne permettent d’expliquer qu’une fraction du prix affiché en rayon. En moyenne, sur les fruits et les légumes, ce n’est qu’entre un quart et un tiers du prix payé par les consommateurices qui sert véritablement à couvrir les frais de production !
AU FINAL, QUI PAIE QUOI?
Le pouvoir détenu par les représentants de la grande distribution depuis les vagues de libéralisation des marchés agricoles, exacerbé par la situation de duopole spécifique à la Suisse, font des détaillants les principaux meneurs des négociations sur les prix et les conditions d’achat et de vente des denrées agricoles. Imposant leurs volontés aux producteur·rices, ils les mettent par ailleurs en concurrence non seulement entre elleux mais aussi – selon la période de l’année – avec d’autres maraîchers et maraîchères à l’internationale. En toute situation, les distributeurs sortent gagnants : ils conservent quoi qu’il arrive leurs marges, qui augmentent même lorsque les prix à la consommation augmentent.
Cet état de fait met les agriculteur·rices sous pression. Et cela nous révolte. Leurs marges sont parfois drastiquement réduites tandis qu’iels se voient contraint·es de vendre certains de leurs produits à perte aux géants de la grande distribution. En parallèle, les paysan•nes sont rendu•es sans cesse plus dépendant•es des paiements directs. C’est là la stratégie des autorités face à une situation qui précarise les paysan·nes : plutôt que de réglementer le marché et contrôler les pratiques déloyales de la grande distribution, l’État débourse de l’argent public – autrement dit des impôts – au travers de paiements directs afin de maintenir la tête des agriculteur·rices hors de l’eau. Ces paiements directs permettent à leur tour de justifier des prix d’achat des denrées extrêmement bas, qui ne profitent qu’à la grande distribution ; celle-ci empochant au final indirectement une part non négligeable de ces paiements directs ! Ce n’est pas complètement un hasard si ces derniers ont été mis en place dès 1992, suite à la libéralisation des marchés agricoles.
Payant pour beaucoup la répercussion des marges fixées par la grande distribution, les consommateur·rices précaires se trouvent elleux aussi fortement sous pression. Dans le contexte inflationniste actuel, en particulier, les détaillants font peser la hausse des prix sur leur clientèle afin de conserver leurs marges ; sans aucune considération pour les près de 800’000 personnes qui vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté en Suisse, et en dépit d’un chiffre d’affaire excédant la trentaine de milliards de francs. Et sur le dos également des producteur·rices, à qui la hausse des prix ne bénéficie pas.
La répercussion considérable des marges sur les produits bio montre bien comment, même en temps normal, la grande distribution se permet de gonfler de façon artificielle le prix de certains produits, tels que le bio. Elle profite ainsi directement de la volonté de la population de soutenir une agriculture plus respectueuse des sols et du vivant. Elle contribue aussi par la même occasion à maintenir l’idée d’une écologie qui serait le souci des riches, et subordonnée à des simples choix de consommation. Le bio/local/de saison est donc vu comme une simple extension de l’offre de consommation, accessible uniquement aux plus aisé•es et non pas comme un besoin légitime – encore moins comme une remise en question fondamentale d’un système alimentaire destructeur. Loin de financer la transition vers une agriculture en phase avec des impératifs sociaux et écologiques, les consommateurices qui peuvent se permettre l’acquisition de produits bio auprès des grandes chaînes de distribution remplissent surtout les poches des distributeurs.
En conclusion, ce marché profondément opaque profite directement aux intermédiaires (les distributeurs), au détriment des personnes se trouvant aux deux extrémités de la chaîne, à savoir les producteurices et les consommateurices. La conséquence systémique de tout cela est une précarisation des paysan•nes, qui va avec la disparition des petites fermes. Les exploitations de plus en plus grandes et spécialisées vont de pair avec une réduction de la diversité des cultures et de la biodiversité.
Le combat contre les marges auquel nous nous joignons n’est pas qu’une question de prix, mais une étape essentielle dans la construction d’un tissu agricole pérenne, juste et digne.
COOP & MIGROS VOLENT LES PAYSAN·NES : NOUS VOULONS DES CHANGEMENTS !
Grondements des Terres refuse cette fausse alternative entre deux visages du capitalisme : d’un côté une alimentation « durable » à prix artificiellement gonflé, de l’autre une alimentation au prix le plus bas possible. Les deux dépendent du bon vouloir des détaillants et ne permettent pas de rémunérer à sa juste valeur le travail des agriculteur·rices, ni de respecter les besoins et le droit fondamental de la population à accéder à une alimentation saine. Nous voulons un autre système de production, qui valorise le travail de celles et ceux qui nous nourrissent et permette de prendre soin du vivant.
Nous demandons:
– Un observatoire fédéral et indépendant du pouvoir politique, des marges sur les prix
– Que l’OFAG fasse son travail, applique la loi et communique clairement les sources
– Que les acteurs privés (Coop & Migros, mais aussi Aldi, Lidl, ou encore Fenaco) communiquent clairement leurs coûts
– Des limites aux sur-marges du bio pour promouvoir une agriculture durable et permettre au consommateur·rice moyen·ne et pas seulement aux riches de soutenir ce type d’agriculture
– Une saisonnalité au meilleur prix
– Une remise en question des emballages et autres normes comme le calibrage
– Global : que l’Etat privilégie l’information claire et transparente au principe de concurrence
– Une participation effective des paysan•nes et des consommateur·rices à l’élaboration de la politique alimentaire.